Dernier jour 6h25

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Reuters, Almogar, aujourd'hui, 06h23. FLASH. De source policière, une puissante explosion vient d'endommager gravement l'hôtel Hilton de Santa-Maria d'Almogar. Il y aurait de nombreuses victimes. Il s'agirait d'un attentat, bien qu'aucune revendication n'ait été faite à cette heure. Aucun bilan n'est disponible.

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— AK ?

Abdel-Kader émergea de sa concentration, il était en train d'étudier une affaire de meurtre, deux petits vieux qui s'étaient entretués à coup de rasoir. D'habitude, le commissariat était calme le matin, on pouvait y réfléchir en toute quiétude. Mais il venait de se produire un attentat sérieux sur le bord de mer, et une activité fébrile agitait les bureaux.

— Oui ? répondit-il avec une pointe d'irritation.

— Tu te souviens de cette agression dans un parking il y a deux ans, ce violeur qu'on a cherché pendant des mois ? La victime était une petite poupée de jade, genre plus toute jeune, mais... rarement vu une nana aussi mignonne et gentille. Tu te souviens d'elle ?

— Une jolie Chinoise, très élégante ? Elle s'appelait Elise, ou un truc comme ça. Pourquoi tu me parles d'elle ?

— Le corps qui a été trouvé hier dans la forêt au-dessus de la falaise.

— Il y a un rapport ?

— Je reviens du labo : l'ADN correspond. C'était lui l'agresseur.

AK émit un petit sifflement. Il s'approcha de son collègue, regarda avec lui la console, la vidéo d'identité de la Chinoise qui tournait en boucle comme elle souriait en plissant les yeux.

— Lise Wang. Tu parles si je m'en souviens ! Super petit canon. Impossible d'oublier une nana aussi craquante. Et c'est vrai qu'en plus elle avait pas l'air chiante.

— Le labo dit que le corps avait été profondément enterré, il y a approximativement deux ans. On en saura plus dans la journée, mais pour ce qui est des dates ça collerait avec l'agression de la Chinoise. À part ça, rien dans les poches, aucun indice.

— Tu vois, quand on se demandait pourquoi on ne trouvait pas ce mec, il y en avait qui pensaient qu'il avait changé de coin... Je n'y ai jamais cru.

— Maintenant, accroche-toi. Regarde ce qu'ils ont trouvé à l'autopsie : un implant dans le cerveau et trois balles en kevlar, un petit calibre peu fréquent. La balle qui l'a tué est entrée par le sommet du crâne. L'expertise est en cours pour voir si la munition ou l'arme sont connues. Ils ont bon espoir, car la munition est d'un type rare.

— Quel genre ?

— Une munition pour arme indétectable. Tu sais, ces petits flingues en composite. Ils sont interdits à la vente à peu près partout. Très recherchés, ils valent une petite fortune au marché noir.

— Oh ! Et la victime avait un implant ? Une prothèse neuronale ? Il était épileptique ? Mal voyant ?

— Non, non, ce n'est pas un implant thérapeutique ! C'est un implant de communication et de localisation sans fil. D'ailleurs, le labo a eu du mal à l'identifier. Ils disent que c'est un modèle remontant à l'époque où les implants dans le cortex pour des usages non-thérapeutiques ont commencé à être testés. Ils disent que les volontaires étaient presque exclusivement des militaires, des combattants d'unités d'élite.

— Ils ont trouvé des tatouages de plaque militaire aux endroits habituels pour confirmer ça ?

— Non, mais l'état de la peau ne permet pas non plus d'affirmer s'il en avait ou pas, ou s'il les avait fait effacer.

— Hum, fit seulement AK. Il regardait la géométrie de la trajectoire de la balle mortelle.

— Vu les traces de poudres. L'assassin a tiré presque à bout portant. Ça ressemble à un règlement de compte, non ?

— Hum.

— Je veux dire, ce n'était pas une fusillade ou de la légitime défense.

AK se pencha vers la console de son collègue. Il fit expertement changer les paramètres de la représentation tout en expliquant ce qu'il simulait à son collègue :

— À mon avis, quand on l'a achevé, le gars était allongé à plat ventre au sol et il relevait la tête vers le tireur.

Sur la modélisation, on voyait le tireur debout à deux pas de sa victime, le bras tendu vers le bas, et sa victime qui le regardait. Un trait rouge matérialisant la trajectoire de la balle les reliait. L'IA fit clignoter la solution, confirmant qu'elle était très probable.

— C'est ce que je disais : on l'a abattu comme un chien, tu ne crois pas ?

AK hocha la tête.

— Oui, mais regarde ça.

AK sélectionna dans la simulation l'option gilet pare-balle sur le corps de la victime. L'IA fit clairement apparaître que les trajectoires des deux autres balles étaient compatibles, mais avec un angle de tir très différent : la victime avait été debout face à son agresseur.

— Oh oh ! Un gilet ? Et ils étaient face à face, à bout portant. Je vois ce que tu veux dire : si ça se trouve, il s'est fait tirer un plein chargeur dessus. Mais il a juste été blessé par deux balles qui sont passées à côté du kevlar, des blessures pas mortelles. Ce n'est que dans un deuxième temps qu'on l'a achevé d'un coup dans la tête.

— Exactement ! Et tu en déduis quoi ?

L'autre haussa les épaules.

— Que le tireur n'était pas bien doué !

— Oui, ou alors qu'il était loin, mais on n'aurait pas les traces de poudre. Et la victime ? Tu viens à un rendez-vous galant en gilet pare-balles, toi ? Tu rentres tranquille du boulot ? Tu vas boire un coup avec un pote, et vlan, au cas où, comme ça, tu mettrais un gilet pare-balles ?

— Non, concéda son jeune collègue en riant. Il savait qu'il risquait sa peau, c'est clair.

— Mais ce n'est pas du travail de pro. Un pro qui soupçonne que l'autre porte un gilet vise la tête. En fait, il vise la tête dans tous les cas s'il est arrivé aussi près de sa victime. Et je dirais que ce n'est pas prémédité non plus.

— Tu veux dire qu'on dirait une embrouille, un truc qui a mal tourné ?

— Voilà. L'assassin lui a retiré son gilet avant de l'enterrer. Calme et méthodique, mais après, ni avant, ni pendant. Maintenant, tu additionnes : une victime ancien militaire qui portait un gilet pare-balles, un gars armé comme un tueur professionnel qui tire comme un pied, et qui creuse une tombe profonde pour un corps dont il a fait les poches. Tu ajoutes que le corps est déplacé deux ans plus tard, ça en fait une affaire pas banale, je peux te le dire.

— Le corps déplacé ?

— Oui, il y a un autre truc invraisemblable, un truc qu'on a vu tout de suite quand on est arrivé sur place : la tombe était toute fraîche et peu profonde. Or tu me dis que le corps a deux ans et qu'il avait été bien enterré. Donc, il a été déplacé. Très récemment.

— Et c'est rare de déplacer un corps ?

— Un corps frais, un type qui vient de se faire tuer, non. Mais, une tombe de deux ans ? Je n'ai jamais vu ça ! Demande à l'IA.

L'autre entra la question. Les statistiques étaient éloquentes : c'était très rare.

— À quoi penses-tu ?

AK sourit mystérieusement. Son jeune collègue pensa : il a un air d'un chat quand il fait ça.

— Imagine : un meurtre il y a deux ans. Le corps a été enterré, profondément d'après le labo. Une tombe comme ça ... tu ne la trouves pas facilement... Donc, bon, déjà, première question : si tu déplaces le corps, peut-être que c'est toi l'assassin, ou au moins celui qui a enterré le corps ? Hein ?

— Oui, c'est logique.

— Ou pas, va savoir. Mais à coup sûr, tu savais où elle était, cette tombe. Ou alors, si tu n'appelles pas les flics quand tu trouves un corps, c'est tout aussi louche. Enfin, ce qui est certain, c'est que tu déplaces le corps. Alors, je te demande : pourquoi tu ferais ça ?

— Je ne sais pas. C'est un risque terrible, la preuve, on l'a découvert.

— Exactement ! acquiesça AK. Donc, si tu déplaces le corps, c'est parce que tu pensais qu'il y avait un risque encore plus grand. Mais un risque de quoi ?

— Qu'il soit découvert ?

— Non. La tombe était profonde, il est très rare que des sépultures de ce type soient retrouvées par hasard, a fortiori deux ans après. Or déplacer le corps, c'est augmenter ce risque-là. Donc le risque que tu veux réduire, c'est autre chose.

— Ah oui ? Quoi ?

— Imagine que le corps soit dans ton jardin.

— Ah ! Ça oriente les soupçons vers moi, tandis qu'un corps dans la forêt...

— Voilà. Le gars qui a déplacé le corps préférait un risque élevé, mais anonyme, contre un risque très faible, mais très compromettant.

— C'est bien beau ça, mais comment vas-tu faire pour retrouver la première tombe ?

AK sourit :

— Tu vois, je ne peux pas te le dire, parce que si je me trompe, tu vas te foutre de ma gueule jusqu'à la fin des temps, mais maintenant que tu as fait le lien avec la jolie Chinoise, j'ai une petite idée.

Son jeune collègue écarquilla les yeux de stupeur. Le jour de son arrivée dans la brigade, le chef lui avait dit : tu vas travailler avec AK, et tu vas apprendre : c'est notre meilleur enquêteur. Pour se donner une contenance, il répondit :

— Je crois qu'elle est plutôt thaï que chinoise.

Mais AK avait déjà replongé le nez dans sa console.